Les 20 premières minutes de la conférence sont retranscrites :
Vidéo – “Avoir la rage” : la conférence intégrale du Pr Marcelli
« J’ai la rage » disent aujourd’hui beaucoup d’adolescents, « J’ai la rage » ou « j’ai la haine », c’est pareil. Certains disent d’ailleurs « j’ai le seum », c’est-à-dire « j’ai le poison, le venin, j’ai quelque chose qui va t’empoisonner, te détruire. J’ai quelque chose en moi, une sorte de pouvoir de te détruire. J’ai le seum ».
Quand les jeunes disent cela, « j’ai la rage », ils le disent presque avec une forme de fierté ou de revendication qui est assez différente de ce qu’étaient peut-être les adolescents ou les jeunes quand on disait « c’est un enragé ». On voit bien que quand on dit « c’est un enragé », on est du haut de son estrade, on regarde l’autre en disant que c’est un enragé, avec une espèce de disqualification, tandis que quand le jeune dit « j’ai la rage », il y a une espèce de jaillissement.
J’ai commencé à me demander pourquoi ces jeunes sont aujourd’hui de plus en plus dans cette revendication d’avoir la rage et ce que voulait dire cette émotion, cet état. Que décrivent-ils par cet état-là « j’ai la rage » ?
Comme toujours, quand on décrit quelque chose, quand on a l’attention centrée, quand on lit des articles, des livres, des médias, on est un peu en éveil. J’ai été assez surpris de voir que dans la littérature, le mot « rage » ou « j’ai la rage » apparaissait de plus en plus dans les journaux, les médias. Pas un seul livre ou un journal sans ce terme « j’ai la rage ». Je me suis dit que cela était curieux. Qu’est-ce que c’est cette expression ?
J’ai essayé de regarder dans la littérature, et on s’aperçoit que dans la littérature classique française, Balzac, Stendhal, etc., le mot « rage » n’apparaît quasiment jamais. On ne trouve pas le mot « rage ». Le mot « rage » existait, on parlait de la maladie de la rage, transmise par le chien enragé, mais on ne parlait pas de la rage en tant qu’affect.
En fait, l’expression arrive dans l’Assommoir de Zola. On commence, de temps en temps, à la trouver, mais c’est toujours dans une expression très précise, dans un contexte.
Par exemple, une expression maintenant un peu vieillotte apparaît dans un ouvrage de Zola, il est question d’une personne qui a la rage du clou. Qu’est-ce que c’est la rage du clou ? C’est la rage d’aller déposer à ce que l’on appelait le clou, c’est-à-dire déposer les objets que l’on avait pour en obtenir quelques pièces qui vous permettaient de survivre. La rage du clou, c’est la rage d’essayer d’avoir quelques monnaies avec les quelques objets restants que l’on a. Si elle avait pu, elle aurait été donner ses cheveux pour obtenir quelques pièces tellement elle avait la rage du clou. Voyez, c’est se démunir de tout pour n’obtenir presque rien.
C’était donc toujours circonstancié.
A partir des années 1950-1960, ce mot « rage » va devenir de plus en plus fréquent. Si vous lisez des auteurs contemporains, par exemple Virginie Despentes, dans un livre qui s’appelle Vernon Subutex (Tome 1), tous les personnages ont la rage, sont animés par un désir de destruction, de violence extrêmement forte.
Il en va de même à l’étranger. Je vous cite Tom Boyle, un grand auteur américain, dans un de ces derniers livres Les Vrais durs :
« Adam avait la rage en lui et cette rage devait trouver une cible pour s’y frotter, la sentir, faire savoir au monde ce que c’était que d’avoir en soi une telle chose qui ne cherchait qu’à sortir. Il l’avait ressenti lui-même, adolescent, et plus tard, il l’avait vue canalisée chez deux générations de lycéens cyniques, avachis, bornés. La plupart d’entre eux réprimaient cette rage et affrontaient le monde, devenaient flics, prédateurs boursiers, militaires de carrière ou simples travailleurs manuels, alors que d’autres ne s’en défaisaient jamais et finissaient en prison, estropiés à la suite d’un accident de moto ou réduits en bouillie sur le bitume. Ou assassinés. Ils se faisaient tirer dessus. »
Voyez cette rage et cette violence. On trouve cela de plus en plus.
Je me suis demandé pourquoi aujourd’hui on parle comme cela de rage alors que l’on ne parlait pas de cette émotion il y a quelques années.
En plus, deux expressions correspondent assez bien à cet état. Qu’est-ce que c’est la rage ? On y reviendra, mais deux expressions correspondent assez bien à ce que l’on veut dire quand on parle de rage.
Quand vous avez des événements négatifs dans votre vie, que quelque chose ne va pas, que vous êtes dans un état de tension, les gens disent, quand ils passent à l’acte, sont en colère et cassent : « j’ai pété les plombs ». Cela est devenu une expression pour dire « je n’en pouvais plus, j’ai explosé. Je suis sorti de mes gonds ». C’est d’ailleurs presque présenté comme une excuse : « oui j’ai pété les plombs ». Il n’y a pas d’autre chose, « j’ai pété les plombs ».
De manière très intéressante, quand on a aussi des événements négatifs, mais que l’on s’en sort, on a une autre phrase, on dit « j’ai rebondi ». Qu’est-ce que c’est ce « j’ai rebondi », sinon quelque chose d’une tension intérieure en nous qui, comme dans un ballon, vous fait rebondir. Il y a une tension soit qui explose (« j’ai pété les plombs ») soit qui nous permet de rebondir.
Je dirais que la rage est un état de tension intérieur à chacun, à la jonction entre le besoin de créer et l’envie de détruire. C’est un état à la jonction de cette ligne de crête où, d’un côté, on est animé d’un besoin de créer, de montrer que l’on existe et si on n’y arrive pas, d’un besoin de détruire.
Je cite une phrase d’André Glucksmann, décédé lorsque j’étais en train d’écrire ce livre. Je l’avais déjà cité puisqu’il a écrit un livre qui s’appelle La rage d’un enfant. André Glucksmann dit très bien à propos de la rage d’un enfant : « Qu’aurais-je fait d’autre que de transformer une rage d’enfant en colère de toute une vie ? ».
Entre d’autres termes, André Glucksmann dit que quand on ne veut rien, que l’on est dans une situation à ne rien vouloir ou à ne rien pouvoir, on peut très vite basculer à vouloir le rien ou à pouvoir le rien. Il y a une histoire de récupérer un peu d’activité, je ne veux rien, eh bien, c’est le rien que je veux. Je veux le rien. Vous voyez bien cette ligne de tension, le risque de vouloir le rien plutôt que de ne rien vouloir.
Il poursuit sa critique de la radicalisation, du radicalisme destructeur, et il a cette phrase « L’assomption narcissique dans l’aliénation la plus radicale exige que la mort mentale et physique détermine pour chacun sa possibilité la plus authentique. » En me tuant, en tuant tout le monde, je m’affirme moi-même. « L’autodestruction s’autodéfinit comme la forme la plus éminente de la coïncidence avec soi. » C’est une espèce d’affirmation de soi dans une sorte d’élan destructeur.
On voit effectivement bien jusqu’où cela peut conduire et comment cela peut arriver.
Revenons à cette rage. Je crois qu’il faut distinguer cette rage de la colère. La colère est classiquement dirigée contre un objet. On est en colère contre quelque chose ou contre quelqu’un. La colère est tournée vers l’autre alors que la rage est un état intérieur qui n’a pas encore trouvé d’objet. J’ai cette espèce de tension, d’envie de mordre, mais sans que l’objet soit encore présent.
Au fond, cette envie de mordre a un destin qui dépendra de la manière dont elle est comprise, reçue ou acceptée par l’objet. Elle pourra se transformer en une rage de créer, une rage de vivre ou, au contraire, une rage de détruire. Ce sont les deux extrêmes.
Quand la rage survient-elle ?
Très souvent, elle survient chez tous les jeunes. Nous avons tous eu à un certain moment un état de tension, de rage, en particulier avec des gens que l’on aime, pour les raisons que je vais vous dire.
Elle survient dans deux circonstances particulières de tous les jours. Elle survient à des moments de solitude ou à des moments d’impuissance.
Elle survient quand l’être humain se sent seul. Ce n’est pas seulement la solitude physique, mais aussi la solitude morale, c’est-à-dire le sentiment que personne ne vous comprend et que, plus encore, personne ne cherche à faire un effort pour vous comprendre. C’est ce sentiment de se sentir incompris de l’autre, avec aucun effort de l’autre pour vous comprendre. Cela peut déclencher des émotions de rage intérieure qui peuvent se transformer en colère contre l’autre.
Elle survient aussi dans les moments d’impuissance. L’impuissance est entendue, non pas seulement comme la perte de sa force d’homme ou sa beauté, mais c’est le sentiment d’impuissance narcissique, d’avoir perdu toute action possible sur la marche du monde. Au fond, je ne sers à rien, ma vie n’a pas de sens. Le monde pourrait tourner sans moi et personne ne s’en rendrait compte, même pas les gens autour de moi.
Ce sentiment de solitude absolue peut entraîner la rage. Dans les romans contemporains, les personnages sont souvent confrontés à la solitude ou à l’impuissance. Lisez Vernon Subutex, vous aurez une panoplie de circonstances, mais je pourrais vous en citer plein d’autres.
Ces circonstances se rencontrent chez beaucoup de personnes, mais elles se rencontrent peut-être plus favorablement à des âges de la vie où la personne est en grande vulnérabilité ou en situation de fragilité que l’on appelle fragilité narcissique dans notre jargon de psychiatre.
Le narcissisme est cette espèce d’investissement de soi-même, d’amour de soi-même, d’amour replié sur soi. Le narcissisme est un peu l’amour de soi-même, mais dans le bon narcissisme, c’est l’amour de soi-même qui est à la hauteur de l’amour que l’on porte aux autres et de l’amour que les autres nous portent. Dans le narcissisme, il y a toujours la présence de l’autre.
Le narcissisme « pathologique » est un narcissisme qui voudrait exclure l’autre de soi-même, pour n’être à soi-même que sa propre entité, sans la présence de l’autre. Cela nous entraînera vers la question de la différence entre le sujet et l’individu.
Restons pour l’instant aux moments de la vie où la rage apparaît. Je l’ai dit, elle survient dans les moments de solitude et d’impuissance. Elle apparaît tout particulièrement chez le petit enfant. Les petits enfants, en particulier les enfants de 18 mois, deux ans, ont souvent des crises de colère ou de rage. Ils se roulent par terre. C’est en général quand ils sont renvoyés à une forme d’impuissance.
Je vous donne un exemple que vous avez tous vu. Un enfant de 16 mois marche depuis deux ou trois mois, ses parents l’emmènent au supermarché avec sa poussette, ils le sortent, il gambade un peu dans les rayons, et d’un seul coup, les parents veulent rentrer, sont pressés et veulent le remettre dans la poussette.
Vous voyez tous vu ces enfants qui sont raides comme des bouts de bois et qui refusent qu’on les remette dans la poussette. Et là, les parents ont deux possibilités : soit ils essaient de plier l’enfant en deux au risque de le casser, soit ils acceptent de reconnaître la rage de l’enfant. Imaginez un petit enfant qui sait marcher depuis deux mois, il est porté par une jubilation, une jouissance, avec un sentiment de toute puissance, et d’un seul coup, on le ramène à son état d’impuissance, d’être humain qui ne sait pas marcher. Il n’a pas envie. Qui d’entre nous aurait envie d’être ramené à un état d’impuissance totale ? Aucun d’entre nous. Il est donc dans cet état de protestation extrêmement véhémente. Et c’est cela la rage.
Si les parents reconnaissent cette rage, lui parlent et lui expliquent qu’ils remettent l’enfant cinq minutes dans la poussette, juste le temps d’atteindre tel endroit, et lui indiquent qu’il pourra ensuite remarcher, 90 fois sur 100, l’enfant se calme et a compris. Evidemment, il faut le sortir de sa poussette quand on est arrivé au bon endroit.
Quand on reconnaît son émotion, elle s’atténue et l’enfant est capable de la contenir.
Je ne vous donne pas d’autres exemples chez l’enfant, mais ces crises de rage sont extrêmement fréquentes. Elles sont d’autant plus fréquentes aujourd’hui que l’on permet aujourd’hui aux enfants d’exprimer leurs émotions, peut-être plus que jadis où les enfants étaient interdits dans leurs émotions.
A l’autre extrême, il y a les personnes âgées. J’ai eu l’occasion d’interviewer quelques directeurs d’EHPAD et des cadres de santé dans les EHPAD, les crises de rage sont extrêmement fréquentes quand les patients commencent à avoir des troubles mnésiques ou des débuts d’Alzheimer. Ils ont souvent des crises de rage et certains patients qui déambulent, égarés, ou qui veulent sortir, se cramponnent aux grilles et il est impossible de les décramponner si on pratique la force. Il faut contourner. Leur attention détournée, le patient se laisse emmener et peut réintégrer sa chambre.
Il y a donc un véritable apprentissage du personnel à faire avec ces crises de rage. Il ne faut surtout pas les contraindre parce que les patients peuvent se mettre en danger eux-mêmes, être violents et faire du mal au personnel. Il faut vraiment apprendre à comment gérer ces crises de rage, presque comme avec des bébés ou de petits enfants.
Dans un cas comme dans l’autre, c’est quand le narcissisme est à nu. La rage est l’affect d’un narcissisme dans un état d’extrême vulnérabilité. C’est l’affect du dénuement narcissique.
Bien entendu, vous connaissez tous « O rage, ô désespoir, ô vieillesse ennemie, mon bras ne peut plus… ». Le bras du comte ne peut plus se défendre lui-même, l’épée est trop lourde, il faut qu’il en appelle à un jeune pour tenir l’épée et se défendre. C’est l’impuissance typique avec ce qu’elle entraîne de rage. Cela prouve que ce n’est pas un affect récent. Il existait avant, mais il était moins fréquent.
Dernier âge où la rage apparaît, l’adolescence. L’adolescence est affectivement l’âge où la rage est particulièrement importante, parce que c’est une période de vulnérabilité narcissique extrême. C’est l’âge où l’être humain est dépouillé de son statut d’enfant. Il se dépouille lui-même de ses histoires d’enfance et n’en veut plus. Il s’éloigne de ses parents parce qu’il les rattache à son enfance. Il a tendance à avancer « tout nu » dans une période d’incertitude identificatoire.
L’adolescence est l’âge de la transformation pubertaire, c’est l’âge où le corps se transforme. Or la transformation du corps est une véritable attaque contre le sentiment d’identité. Cette identité dépend beaucoup de notre image du corps. Ce corps est le véhicule de notre identité. C’est ce par quoi nous sommes reconnus et identifiés.
La question difficile des adolescents est : comment avoir un sentiment de mêmeté existentielle – pour paraphraser Ricœur – dans un corps qui ne cesse de changer ? Il y a un véritable paradoxe. Cette attaque, du fait de la puberté, au sentiment d’identité ne peut pas être surmontée que si le socle narcissique, le socle identitaire de l’enfance est suffisamment solide. S’il est fragile, cela risque d’entraîner des difficultés considérables sur lesquelles je vais revenir.
Il y a un changement important à notre époque, quand les adolescents arrivent à l’adolescence, ce ne sont plus les mêmes êtres humains qu’il y a 50 ou 60 ans. Les adolescents d’aujourd’hui n’obéissent plus aux mêmes logiques psychologiques, psychiques que ceux qui vivaient il y a 50 ans, et a fortiori un siècle.
Je trouve intéressant que les expressions de rage soient apparues dans la littérature dans les années 1960, à peu près en même temps que le mot « individu » apparaissait dans la littérature scientifique.
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